Lecture : La gauche contre les Lumières ?

Entretien avec Stéphanie Roza, chercheuse au CNRS, spécialiste de la philosophie politique du XVIIIe siècle

Votre livre, qui est un essai de lecture philosophique, est aussi une réaction à l’air du temps. Pour vous, les Lumières sont attaquées ?

Les Lumières sont remises en cause, plus ou moins violemment, depuis leur essor au XVIIIe siècle : il existe depuis le début un courant anti-Lumières, qui prend une tournure directement politique en réaction à la Révolution française et à la première Déclaration des droits de l’Homme de 1789. L’historien Zeev Sternhell a bien détaillé les caractéristiques idéologiques de ce courant conservateur et contre-révolutionnaire dans son ouvrage, Les anti-Lumières. Il n’est pas surprenant qu’à notre époque, la crise climatique, l’incertitude économique généralisée et l’absence d’alternative crédible à gauche favorisent la résurgence de formes actualisées de conservatisme. Le fait nouveau est plutôt le suivant : un rejet radical de l’héritage universaliste, progressiste et rationaliste des Lumières se fait entendre de plus en plus bruyamment dans une partie de la gauche. Cette hostilité massive aux Lumières s’inspire, sans le savoir (ou sans vouloir le savoir), des arguments et des concepts de la tradition anti-Lumières, ce qui me paraît une posture paradoxale et absolument contre-productive.

La première tendance que vous pointez est le retour d’un irrationalisme qui se prétend radical…

L’irrationalisme est traditionnellement l’apanage des penseurs conservateurs. Le philosophe Georg Lukacs avait esquissé, dans La destruction de la raison (1954), une généalogie de l’irrationalisme moderne, de Schelling à Heidegger en passant par Schopenhauer, Kierkegaard et Nietzsche. Une des caractéristiques majeures de cet irrationalisme est son dédain du savoir objectif au profit d’un rapport plus intuitif, plus affectif, plus subjectif à la réalité. Il est inquiétant de constater que ce rapport romantique au monde, qui récuse la science et remet en cause les conditions de possibilité même d’un espace commun de discussion et d’un progrès des connaissances, est aujourd’hui repris par une partie des mouvements « alternatifs » (ZADistes, Blacks blocs, autonomes …) qui prétendent se passer de la médecine moderne, méprisent le discours des historiens, et bien entendu, n’ont pas de mots assez durs contre les Lumières, accusées d’avoir « désenchanté » le monde avec leur froide raison.

 

A ce propos, vous soulignez le rôle théorique et politique délétère joué par un penseur comme Michel Foucault, très en vogue aujourd’hui...

Foucault a eu le mérite d’attirer l’attention sur certains angles morts des combats traditionnels pour l’émancipation : prisons, hôpitaux psychiatriques, minorités sexuelles. Mais une analyse attentive de sa trajectoire révèle qu’un de ses objectifs constants est, non pas d’enrichir, mais de faire concurrence à la tradition socialiste au sens le plus large. Cette entreprise de disqualification de la « vieille gauche » passe par la critique systématique de ses fondements rationalistes, progressistes et universalistes. Ainsi, Foucault est allé chercher, sans d’ailleurs s’en cacher, chez l’antidémocrate et antisocialiste Nietzsche, chez le nazi Heidegger, les éléments de sa critique de la raison « despotique », de la volonté de « pouvoir » qui se cacherait derrière toute prétention au « savoir », de l’humanisme, etc. Tout en louvoyant sans cesse pour ne pas laisser apparaître les contradictions de sa posture, il a toutefois été assez efficace pour que la CIA, dans un rapport (désormais déclassifié) de 1985, se félicite de son rôle ravageur pour le marxisme dans les milieux intellectuels.

 

La deuxième tendance que vous dénoncez est l’« antiprogressisme ». Mais, n’a-t-on pas le droit de critiquer le culte du progrès technique ?

Toute la question est de savoir ce que l’on critique exactement. S’agit-il de s’interroger sur les usages contemporains de nos compétences en génie génétique, d’internet, de la technologie dans le domaine nucléaire ou militaire ? Évidemment, de telles interrogations sont légitimes. En ce sens, je ne suis pas une adepte de ce que vous appelez le « culte » du progrès, c’est-à-dire l’idée que le progrès scientifique ou technique apporte mécaniquement du progrès social, moral ou politique. Mais il serait tout aussi naïf de s’en prendre au progrès technique comme s’il était lui-même la cause de ses mauvais usages. La science et la technique sont des produits de l’esprit et des efforts humains, et contrairement au balai de Mickey dans « L’apprenti sorcier », elles ne se meuvent pas toutes seules. C’est à la collectivité politique que doit revenir le dernier mot sur la manière dont nous souhaitons employer telle ou telle technique. L’enjeu, c’est d’arracher ce pouvoir de décision aux puissances capitalistes qui le détiennent aujourd’hui.

 

Vous discutez – non sans nuances – les théories de Jean-Claude Michéa. Que lui reprochez-vous ?

Michéa cède à la tentation de faire du progressisme en général l’ennemi à abattre, et de la compromission du mouvement ouvrier avec la « gauche progressiste » le début de la fin (qu’il situe au moment de l’affaire Dreyfus). Tout ça me paraît expéditif (du point de vue historique) et glissant (sur le terrain politique). Il confond le progressisme des libéraux et le progressisme qui a présidé aux plus justes combats de la gauche, depuis les batailles pour le droit à une retraite décente jusqu’aux luttes anticoloniales. C’est un fait : nous (la gauche, ou le mouvement ouvrier, ou la tradition socialiste, ce qui pour moi revient au même) avons les droits de l’homme en commun avec les libéraux, car nous venons historiquement de la même matrice, celle des Lumières. C’est pourquoi il y a depuis 1789, ponctuellement, des fronts communs avec eux. Mais nous nous en distinguons depuis l’origine par notre conception plus large, plus cohérente et plus complète des droits de l’homme : pas de droits de l’homme sans droits de la femme, des minorités ethniques ou sexuelles ; pas de droits politiques sans droits sociaux, pas de liberté sans égalité.

 

Enfin, vous mettez en cause les courants « décoloniaux » qui dénoncent l’universalisme, les droits de l’homme et la laïcité comme une forme subreptice de domination coloniale. Et c’est avec eux que vous êtes la plus acerbe…

Ne serait-ce pas plutôt l’inverse ? Les réquisitoires les plus violents contre la gauche universaliste, progressiste et rationaliste viennent des militants décoloniaux, qui dénoncent inlassablement le féminisme, l’antiracisme, la gauche « blanche », néo-coloniale, ses prétendues compromissions avec l’impérialisme, et ainsi de suite : il faut quand même insister sur la gravité de ces accusations. Or le paradoxe est, dans leur cas, absolument ahurissant : les mêmes qui prétendent traquer la « blanchité » et l’impérialisme jusque dans la simple revendication d’une démarche rationnelle, sont les mêmes qui reprennent à leur compte de la manière la plus flagrante les thèmes et les arguments de la droite conservatrice. On se frotte les yeux quand on lit les éloges de Gayatri Spivak (fondatrice des Subaltern studies) à l’égard de Heidegger et de l’universitaire Paul de Man, collaborationniste belge, en cavale après 1945, auteur d’environ 200 articles antisémites pendant la guerre. Ainsi, pour ces militants, il faudrait « décoloniser » la pensée et la gauche … à l’aide des concepts de « race », de « blanchité », « d’identité » à caractère ethnique ou religieux, concepts qui comptent parmi les pires monstres théoriques de l’histoire de l’Europe. C’est une posture surréaliste.

 

En conclusion, pour quel rapport aux Lumières plaidez-vous ?

 Je n’invente rien : je plaide pour un retour au rapport critique et dialectique que la gauche entretient depuis sa naissance avec l’héritage des Lumières et de la Révolution française. C’est un rapport de critique interne qui appelle le dépassement de Lumières seulement « bourgeoises » par l’élargissement des droits fondamentaux, dans leur acception la plus large, à toute l’humanité : un rapport d’approfondissement et non de destruction. Il ne faut pas renier les Lumières du XVIIIe siècle, mais s’appuyer sur elles pour faire avancer la cause de l’humanité : c’est l’essence même de l’esprit jaurésien.

 

Propos recueillis par Antoine Prat

 

La Gauche contre les Lumières ?, Stéphanie Roza, ed.Fayard, 2020

Photo extraite du film entretien Librairie Tropiques 

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